L’art de l’ambidextrie organisationnelle et managériale

Le leader du management considère la transition numérique et les changements qu’elle implique comme un challenge intellectuel …

De la posture de manager au rôle de leader

Tandis que dans les travaux scientifiques les termes de manager et de leader sont désormais utilisés comme des synonymes, l’on peut tout de même considérer que tout manager n’est pas nécessairement un leader, et inversement que tout leader n’a pas forcément un rôle officiel de manager. Dans la pratique, ce qui peut différencier le leader du manager est la notion de légitimité. En dépit du fait qu’il existe différents types de leadership, le leader est reconnu comme tel grâce à la légitimité que ses pairs ou subordonnées lui accordent. Par exemple, le leader d’opinion dans une organisation n’a pas toujours une fonction managériale. Le « statut » de manager est quant à lui acquis de diverses façons et, s’il se mérite, bien souvent il s’obtient de plus haut que soi.

Puisque l’ère numérique est aussi celle de la décentralisation des responsabilités, les managers de proximité ont eu à reconsidérer leur rôle pour garantir leur utilité.

Un leadership défaillant peut engendrer le désinvestissement  des salariés (démotivation, absentéisme, négligence, influence négative sur les collègues…) et du même coup empêcher l’entreprise non seulement de satisfaire les demandes immédiates du marché mais aussi d’anticiper et de se préparer pour les évolutions futures.

Or, c’est précisément au cours des périodes de transition que se dévoilent les leaders du management parce qu’ils considèrent le changement comme un défi et une opportunité de se développer sous un nouvel angle et non pas comme un obstacle, un risque à maîtriser ou encore un danger à contrecarrer.

Le challenge relevé par tout leader du management est de savoir s’adapter, se montrer réceptif et ouvert d’esprit, et aussi de démontrer sa capacité à mener une équipe avec soi afin d’ouvrir les portes de l’innovation par exemple. Le leader du management sait aussi faire preuve d’empathie et de bienveillance dans l’objectif de limiter les effets du stress qui est inhérent à tout changement. Enfin, il contribue à améliorer la motivation des membres du groupe, et incite ceux-ci à partir à la recherche d’un sens collectif pour construire une réalité partagée. Un manager qui manquerait de vision à moyen ou long terme (de 6 mois à 2 ans), qui serait incapable de faire preuve d’exemplarité, sans capacité d’écoute et de compréhension de la dynamique de groupe et dont la cohérence ferait défaut, ne saurait être un leader !

Pour résumer, le leader du management considère la transition numérique et les changements qu’elle implique comme un challenge intellectuel et sait créer dans l’organisation le terreau favorable à la révélation des talents utiles au succès de l’entreprise.

 

Etude de cas de l’histoire de deux entreprises concurrentes

Examinons maintenant la situation dissymétrique entre deux entreprises Françaises, concurrentes historiques du secteur petit équipement domestique :

  • Le Groupe SEB(9), dont la création est datée de 1857, réalise en 2017 un chiffre d’affairesde 6,5 milliards d’euros et emploie 33 600 personnes réparties dans 63 pays.
  • Créée en 1932, la société Moulinex-Brandt s’est trouvée quant à elle en liquidation judiciaire en 2001.

Quelles hypothèses peuvent être formulées pour expliquer le cheminement contrasté de ces deux entreprises ?

Tandis qu’au début des années 1980 Moulinex est le fabricant n°1 du petit électroménager en France (avec une production journalière de 180 000 appareils pour un effectif de 10 700 salariés répartis dans douze usines françaises), une série de choix stratégiques – dont l’issue a été négative – a été à la cause du déclin de l’entreprise :

  • Les 2 seules usines non implantées en France sur les 13 que compte Moulinex à la fin des années 70 sont situées aux Etats-Unis et au Mexique. Par ailleurs, chaque usine est dédiée à un seul produit (la quasi-totalité de ses composants y est fabriquée jusqu’aux notices d’utilisation des appareils).
  • En 1988, le rachat de l’entreprise par les salariés accentue la crise vécue par Moulinex en raison d’une succession mal préparée qui donnera naissance à une guérilla interne.
  • Le rachat de la société Krups par Moulinex en 1991 s’avère ruineux.
  • En 2000, l’entrée au capital d’investisseurs financiers étrangers, la fusion avec Brandt puis une restructuration très coûteuse conduisent finalement Moulinex-Brandt à déposer le bilan en 2001. La reprise par le Groupe SEB cette année là permet de conserver 1856 emplois sur les 5590 que comptait Moulinex en France et de garder trois usines sur neuf. S’ensuivent de nombreuses manifestations contre la fermeture des usines et pour la préservation de la marque et des emplois. Moulinex est désormais une filiale et une marque du Groupe SEB.

Après avoir connu 50 années les luttes de pouvoir, la loi du marché et les bagarres internes ont empêché le développement des stratégies industrielles et commerciales. Par ailleurs, selon cette source(11) son fondateur Jean Mantelet avait des intuitions justes mais pas de vision globale de l’entreprise et préférait écouter parler de casseroles que de finances.

 

Il se peut aussi que Moulinex ait été la victime du syndrome du rétroviseur en vertu de laquelle « C’était mieux avant » et qu’à trop regarder derrière elle, l’entreprise a été entravée pour avancer aussi vite que son concurrent. Pour faire face à un avenir incertain et très difficilement prédictible, la nostalgie et le conservatisme ont pu être utilisés comme mécanismes de défense. En effet, depuis 1985, les difficultés financières rencontrées par l’entreprise Moulinex lui ont fait adopter une stratégie défensive alors même que son concurrent engrangeait les bénéfices de sa stratégie offensive.

Tandis que l’innovation a toujours fait partie de l’ADN du Groupe SEB pour porter le progrès et la diversification, l’actualité de Moulinex a été axée au cours des 20 dernières années sur le sujet de la décroissance et du conflit avec les partenaires sociaux. Le Groupe SEB a misé quant à lui sur l’innovation (pour son marketing et le design des produits) ainsi que sur la croissance externe. La stratégie adoptée a été de fabriquer les produits les plus sophistiqués en France et de fabriquer les produits d’entrée de gamme en Chine où la main d’œuvre était moins chère qu’en France.

Michel Barabel, lorsqu’il évoque les Mad skills(1), explique l’incapacité de certaines entreprises traditionnelles à accepter de laisser vivre, voire d’encourager l’introduction du gène rebelle dans leurs structures vieillissantes. Cette incapacité a été selon lui la cause de nombreux échecs retentissants (Kodak, Blackberry…). Il est possible que Moulinex ait été la victime de cette frilosité, et aussi que les enjeux d’exploration aient été négligés au profit de l’exploitation.

Pour conclure avec une dernière hypothèse, le groupe SEB a sans doute mieux maîtrisé l’art de l’ambidextrie à partir de 1985, l’année des premières pertes financières de Moulinex.

 

L’art de l’ambidextrie organisationnelle

L’ambidextrie, terme utilisé pour qualifier la capacité à combiner des compétences de nature différente, a pour vertu de maintenir un équilibre entre les activités relatives à l’exploration et celles relatives à l’exploitation.

Selon cette source(5) « Une organisation ambidextre est donc capable de conjuguer continuité et changement et de mener simultanément exploration et exploitation (Gupta et al., 2006). L’ambidextrie est réalisée par la mise en place d’un contexte organisationnel combinant exigence de performance et incitation à la créativité. Dans un tel dispositif, ce sont alors les individus qui, en fonction de leurs besoins et perception de leur environnement, vont décider de consacrer plus ou moins de temps à des activités d’exploration ou d’exploitation ».

« L’ambidextrie contextuelle est une approche bottom-up qui fait porter aux membres de l’organisation la charge de réaliser cette articulation. L’autre, l’ambidextrie structurelle est une approche top-down qui considère que c’est le top-management qui structure l’organisation de manière à ce qu’exploration et exploitation puissent y cohabiter. »(6)

La notion d’ambidextrie souligne que les deux types de logiques cognitives et d’apprentissage peuvent être supportés en même temps dans une organisation. Effectivement, dans leur étude du groupe SEB, Brion et al. (2007) insistent sur la coexistence des deux formes d’ambidextries dans le processus d’innovation.(6)

Michel Barabel indique qu’un diagnostic d’ambidextrie (structurelle et contextuelle) mené in vivo dans une entreprise a révélé que 3 à 5% de la population est capable de faire preuve d’ambidextrie.

« Les individus ambidextres sont ceux capables à la fois de mener des activités d’exploitation, produisant des connaissances actionnables dans le cadre de leurs fonctions, et des activités d’exploration qui impliquent de s’engager activement dans la recherche de connaissances et de pratiques nouvelles. »(5)

L’issue d’un concours interne de créativité mené dans une entreprise sur la thématique du séquençage ADN a été déroutante puisque la lauréate n’était autre qu’une assistance de laboratoire de niveau d’études Bac -3.

On présuppose beaucoup de créativité chez certaines personnes et moins chez d’autres mais cette anecdote devrait nous amener à revoir nos croyances. A ce propos Michel Barabel précise que d’autres expérimentations ont révélé que dans un enjeu d’innovation ouverte et d’ambidextrie collective, le simple fait de développer la croyance du manager en ses compétences peut faciliter la créativité.

 

Plus aller plus loin sur les sujets évoqués :

  • Publications scientifiques en rapport avec ce comité scientifique :

(1)http://www.actuel-rh.fr/content/des-hard-skills-au-mad-skills-comment-le-monde-numerique-rabat-les-cartes-des-competences

(2)https://www.capital.fr/votre-carriere/rh-pour-en-finir-avec-les-concepts-de-management-qui-font-pschitt-1166488

(3)https://www.dunod.com/entreprise-economie/manageor-tout-management-ere-digitale

  • (4)Sophie Pochic. Le manager et l’expert, des figures imposées ?. Karvar Anousheh, Rouban Luc. Les cadres au travail, de nouvelles règles du jeu, La Découverte, pp.168-198, 2004, Entreprise et société.
  • Articles sur le thème de l’ambidextrie organisationnelle ou du management ambidextre :

(5)Dupouët, O. & Barlatier, P. (2011). Le rôle des communautés de pratique dans le développement de l’ambidextrie contextuelle : le cas GDF SUEZ. Management international, 15(4), 95–108. doi:10.7202/1006194ar

(6)http://www.strategie-aims.com/events/conferences/3-xviiieme-conference-de-l-aims/communications/172-ambidextrie-organisationnelle-et-structure-de-la-firme-une-approche-dynamique/download

(7)http://www.strategie-aims.com/events/conferences/23-xxiieme-conference-de-l-aims/communications/2834-le-phenomene-ambidextre-dans-les-organisations-une-analyse-theorique/download

(8)https://www.hbrfrance.fr/magazine/2014/11/4816-le-leadership-ocean-bleu

(11)Moulinex, vie et mort d’un rêve industriel https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/moulinex-vie-et-mort-d-un-reve-industriel_1387537.html

 

Bibliographie :

  • Carnegie, D. (1975). Comment se faire des amis. Hachette.
  • Tirole, J. (2016). Economie du bien commun. Paris, PUF.
  • Bergeron, JL. (1979). Le leadership I: Traits personnels et comportements des leaders.
  • Lippitt, R., et White, R.R (1965). Une étude expérimentale du commandement et de la vie de groupe. In A.Levy (Eds). Psychologie sociale, textes fondamentaux. Paris: Dunod.
  • Moscovici, S. et Doise.W (1992). Dissension et consensus, une théorie générale des décisions collectives, Paris, PUF.
  • Petit, F., et Dubois, M. (1998). Introduction à la psychosociologie des organisations. Dunod

 

Prochain comité scientifique en septembre ou octobre 2018.

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